Les exploits de Froome attisent les soupçons et renforcent l’idée d’un cyclisme à quatre vitesses, des plus puissants à ceux qui se battent pour des miettes.
Le Tour de France est plongé en plein malaise. Mercredi matin, en signant la feuille de départ, le maillot jaune Christopher Froome a recueilli les huées du public, courroucé et méprisant, au lieu d’une classique ovation. Quelques applaudissements l’ont quand même accompagné ensuite. Mais une partie du peloton était tout aussi écœurée par la démonstration de force du Britannique et de son équipe Sky, mardi, sur la première étape de montagne, entre Tarbes et La Pierre-Saint-Martin.
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«Le cyclisme n’est pas guéri, confie à Libération un leader remonté. Il y a des bandits qui en profitent. Nous sommes de retour cinq ou six ans en arrière.» Mais si ce coureur cite des noms, il s’expose à des poursuites en diffamation ou à ne plus pouvoir s’échapper dans la course. Revoici l’omerta : micro ouvert, aucun participant n’accepte de raconter le désarroi ambiant. Même les patrons d’équipe les plus virulents se font discrets, parce qu’ils cherchent un sponsor (Jean-René Bernaudeau, Europcar) ou un copartenaire (Marc Madiot, FDJ).
Le climat est très lourd, aux limites de la paranoïa. D’autant plus quand un vieil ami du Tour, Lance Armstrong, sème le doute, mardi, sur Twitter : «Froome-Porte-Sky sont très forts. Trop forts pour être propres ? Ne me demandez pas, je n’ai pas la réponse.» Sur France Télévisions, l’ex-coureur Cédric Vasseur a trouvé «regrettable» que le vélo de Froome n’ait pas été contrôlé par l’UCI, en référence à un présumé moteur dans le cadre. Sur RMC, l’ex-directeur sportif Cyrille Guimard suggère que la Sky utilise un caisson à hypoxie pendant le temps de repos, un moyen légal mais controversé de favoriser l’oxygénation naturelle. Toutes sortes de données physiologiques circulent sur Froome via des vidéos anonymes, sans qu’un lien évident soit établi avec le dopage. En l’absence de preuve formelle, les coureurs se fient à leurs impressions. Comme en mars 1999, lorsque les concurrents de Paris-Nice exempts d’EPO inventèrent l’expression d’un «cyclisme à deux vitesses». A écouter les coureurs, le Tour 2015 se compartimente en trois, voire quatre catégories, de la plus suspecte à la plus dépressive.
Première vitesse : la Sky plein gaz
Plus que la performance de Froome dans l’ascension de La Pierre-Saint-Martin, ce sont celles de ses coéquipiers Richie Porte (2e) et Geraint Thomas (6e) qui ont interloqué. Le premier ne sort pas de nulle part : vainqueur de Paris-Nice et du Tour de Catalogne cette saison, l’Australien s’est présenté au Giro comme leader, avant d’abandonner. Deux mois plus tard, il est de retour sur coussin d’air, capable d’humilier les Contador et autres Van Garderen dans le premier col du Tour, et de tracter le groupe des favoris pendant 50 km mercredi. Mais voir le tout-terrain Geraint Thomas à pareil niveau - tout comme le Français Tony Gallopin - est encore plus surprenant.
Les réactions des deux coureurs de la Sky, maison à la communication d’habitude soyeuse et policée, ont alimenté le sentiment d’un foutage de gueule. A Cycling Weekly, le Gallois a raconté avoir fait de la patinette dans la roue de Tejay Van Garderen mardi, avant de s’envoler dans les derniers kilomètres. Quant à Porte, il retweetait carrément mardi soir une image satirique le présentant en Mister Bean, doigt d’honneur à la cantonade.
Mercredi, devant le bus des Britanniques où l’affluence témoignait d’une curiosité extrême, le big boss de l’équipe, sir Dave Brailsford, est monté au front pour répéter le même numéro qu’en 2013 : «Le passé de notre sport ne peut qu’alimenter les suspicions.» Et de rejouer l’air de la transparence, promettant que son équipe n’utilise pas de chambre à hypoxie : «Venez voir ! Il n’y a rien à cacher.» Le maillot jaune y est allé de ses gages de bonne volonté : après le Tour, il passera des «tests physiologiques» pour prouver sa bonne foi et sa «propreté». A sa décharge, sa performance de La Pierre-Saint-Martin s’est effectuée vent de dos, à des niveaux bien moindres que son numéro au Mont Ventoux en 2013. Même Armstrong trouve deux explications «rationnelles» à la domination des Sky : la première étape de montagne est toujours dévastatrice, surtout si elle se déroule au lendemain d’un jour de repos. Cassante, d’accord, mais pas pour Sky…
Deuxième vitesse : les gros s’effondrent
L’écart n’avait jamais été aussi tranché entre Froome et ses adversaires, qui ont même semblé résignés mercredi, lors de l’étape entre Pau et Cauterets, réglée en solitaire par le Polonais Rafal Majka. De Quintana à Nibali, tous ont salué la supériorité du Britannique. Et chacun avait de quoi expliquer sa défaillance. Vainqueur sortant du Tour, Vincenzo Nibali dit ironiquement que son «petit frère» pédale à sa place. Son manageur, Giuseppe Martinelli, estime que son «moral s’est cassé» après une chute au Havre. Alberto Contador, peut-être entamé par sa participation au Tour d’Italie en mai, confie son handicap fâcheux : «Je ne pouvais pas tourner les jambes, je ne pouvais pas respirer.»
On comprend leur retenue. L’an passé, Nibali a dû faire face aux mêmes interrogations. Les Espagnols Alberto Contador et Alejandro Valverde, respectivement mouillés dans l’affaire du steak au clenbutérol (2010) et dans le scandale Puerto (2006), seraient bien malvenus de cracher dans la soupe. Tout ce petit monde, qui fréquente les mêmes stages en altitude, sur les îles Canaries, se tient par la barbichette.
Seule voix discordante, celle d’Oleg Tinkov, milliardaire russe et patron de la formation Tinkoff-Saxo (Alberto Contador), qui commente sur Twitter le temps d’ascension de Christopher Froome à La Pierre-Saint-Martin : «Je ne peux pas grimper plus vite que ça. Peut-être mon fils Roman…» Du folklore.
Troisième vitesse : l’échec des Français
Les leaders français écopent, jour après jour. Les seuls à surnager s’appellent Pierre Rolland (Europcar), Tony Gallopin (Lotto-Soudal) et, dans une moindre mesure, Warren Barguil (Giant). Les autres ? En perdition. Notamment les jeunes Thibaut Pinot (FDJ) et Romain Bardet (AG2R la Mondiale), en vue sur le Tour l’an passé et qui semblaient en excellente forme en juin. Officiellement, ils sont malades. Jean-Christophe Péraud, deuxième en 2014, est lui aussi à la peine. Le moins mal loti de ce trio, Romain Bardet, est vingtième au classement général, à 22’07 de Froome.
Chez AG2R, «on a reçu une fessée», admet Vincent Lavenu, le manageur. «Nos leaders ne sont pas au niveau», confirme le directeur sportif, Julien Jurdie, qui craint «le pire» pour la suite, si la dynamique ne s’inverse pas. «Ce n’est pas parce que les Français sont en difficulté qu’on doit soupçonner le dopage», nuance l’ex-professionnel Christophe Bassons (lire page 4).
Certes, mais cette faillite collective laisse songeur. Est-on retombé dans un cyclisme à multiples vitesses ? Devant les micros, personne n’adhère. Les équipes françaises ont vendu à leurs sponsors un sport en plein «renouveau», où voir gagner un Bleu n’est plus utopique. Pas question, donc, de relancer la machine à fantasmes. «Je suis sûr à 100 % que mes coureurs sont propres, glisse Jurdie. Je me dis qu’il est possible que d’autres soient plus forts que nous. Et je n’ose imaginer combien Froome doit être contrôlé.» Jean-René Bernaudeau, patron d’Europcar, préfère souligner la force du collectif autour du Britannique : «Ces garçons seraient tous leaders dans d’autres équipes.»
Quatrième vitesse : la galère des pauvres
C’est un Tour de misère pour les petites équipes : elles attendent, pour l’instant en vain, une ouverture après onze jours d’une course qui ne leur appartient plus. Des polders néerlandais aux raidards belge et breton, en passant par les pavés du Nord, les organisateurs ont tracé un parcours ultra sélectif censé favoriser le spectacle. Résultat : on ne voit plus que les gros calibres dégainer pour les victoires d’étape. Les Français d’Europcar, les Allemands de Bora-Argon ou les Sud-Africains du Team MTN-Qhubeka se cantonnent à des échappées comme mercredi. Mais seulement pour la première partie du show. Ils espèrent s’imposer sur une des rares étapes de transition, comme celle entre Muret et Rodez vendredi.
Et quand ils sont à l’avant, ils s’engueulent pour les miettes. Ainsi mardi, quand Pierrick Fédrigo (Bretagne-Séché) déplorait ne pas avoir reçu le prix du plus combatif du jour, attribué au Belge Kenneth Vanbilsen (Cofidis) : «C’est juste un manque de respect, pour moi et pour tout le public, au bord de la route, devant la télé, qui a vibré en ce jour si particulier [le 14 juillet, ndlr].» Un motif de déprime, certes, mais moins angoissant que pour les autres cocus du Tour.
Pierre CARREY Envoyé spécial à Cauterets et Sylvain MOUILLARD Envoyé spécial à Cauterets
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