Z_orglub a écrit : 13 oct. 2020, 23:11
Silver0l a écrit : 13 oct. 2020, 22:46
tu fais tout pour que jamais ne puisse émerger dans notre pays une offre attractive et crédible qui pourrait ébranler Amazon ne serait-ce qu'une demi-seconde.
Qu'est ce qu'il faudrait selon toi pour qu'un concurrent d'Amazon puisse émerger en France ?
Très bonne question, qui permet de sortir de la polémique (?) et d'avancer pour aller au fond des choses.
Pour qu'un concurrent d'Amazon puisse émerger en France, il faut avant tout un terreau fertile à l'émergence de sociétés qui ont vraiment les moyens de secouer (disrupter!) complètement les acteurs en place, et de devenir l'industrie et les emplois du futur, ce que des boîtes comme Google, Amazon, Apple etc ont fait dans le passé, ce que des Snowflake ou des Moderna (des boîtes américaines tenues par des Français) vont peut-être faire dans le futur.
La vraie question importante c'est: pourquoi toutes ces boîtes émergent aux USA et pas chez nous? Dire comme Marc4Tri que leur réussite a "été imposé par les grands patrons et les politiciens qui leur ont déroulé le tapis rouge", c'est être complètement aveugle et sourd à la réalité, c'est être par pure idéologie dans le déni le plus total, et donc se rendre incapable de réagir. Les seuls qui ont déroulé le tapis rouge à Amazon, ce sont les GJ lorsqu'ils ont paralysé le commerce local, et ensuite le COVID qui en a remis une couche lorsqu'il nous a fait fuir les centres commerciaux.
La première condition de l'émergence, c'est d'avoir un terreau d'excellence scientifique et technique: de bons ingénieurs, de bons mathématiciens... Visiblement c'est un terrain sur lequel l'Europe n'est pas plus mal positionnée que les USA. Des européens ont inventé le web, le format JPEG, la compression audio MP3, les radiocommunications numériques (le GSM), les réseaux neuronaux convolutifs et plein de choses encore. Notre recherche est bonne, et nos ingénieurs sont brillants, d'ailleurs on se les arrache dans la Silicon Valley. Le problème est ailleurs.
Le vrai problème est qu'on ne sait pas transformer la recherche en innovation. L'innovation, c'est la recherche qui porte tous ses fruits lorsqu'elle rencontre la multitude, lorsqu'elle est déployée à l'échelle de la planète. Et ça, force est de reconnaître qu'à ce jour seuls les américains (et les Chinois dans une moindre mesure) savent le faire à l'échelle.
Pour passer à l'échelle, il faut essentiellement 2 choses:
- mobiliser massivement des capitaux pour déployer mondialement l'innovation (par exemple les Data Centers et les entrepôts d'Amazon représentent plusieurs dizaines de milliards d'investissement)
- concentrer les meilleurs cerveaux de la planète pour maintenir la suprématie algorithmique, car toutes les boîtes dont on parle se différencient essentiellement par de la suprématie algorithmique
Et c'est là que l'Europe est en défaut.
Sur l'aspect "attirer les meilleurs cerveaux", je ne peux que rigoler en me tapotant le menton lorsque tu dis que l'argent ne joue aucun rôle, en citant les gars qui bossent gratis sur de l'Open Source ou les chercheurs retraités qui vont au bureau. A ton avis, pourquoi est-ce que le cerveau le plus brillant de France sur l'IA,
Yan Le Cun, est devenu la tête pensante de Facebook sur l'IA? Juste pour le plaisir de "s'épanouir en faisant son travail"? Si c'était le cas, je pense que sa chaire au Collège de France aurait pu suffire... Pareil pour Jérôme Pesenti...
Toutes les boîtes dont on parle se différencient essentiellement par de la suprématie algorithmique. Si tu prends Amazon (mais chez Google ou FB c'est encore plus vrai), les algorithmes sont partout, pour recommander des achats aux clients, pour sélectionner les vendeurs, pour optimiser la supply chain, pour offrir de nouveaux services (ex
les magasins sans caisse).
Tu ne peux développer ces algorithmes qu'avec les tous meilleurs, et ils coûtent cher. Le salaire d'un excellent spécialiste en IA peu dépasser 1 million de $.
Le salaire moyen chez DeepMind en GB en 2016 est de 345k$. Si tu te fais massacrer par le fisc et l'URSSAF avec ce genre de revenu, évidemment que la tentation sera grande d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. Et le fisc et nos services publics perdront énormément d'argent: mieux vaut faire cotiser et taxer à 40% un salaire d'1M$ qu'à 70% une absence de salaire. Sans compter toute l'activité périphérique accompagnant ces emplois hautement qualifiés (bureaux, logement, services etc...) qui disparait.
Mais le mal est plus profond. Pour une boîte qui démarre, il est évidemment impossible de payer ce genre de salaire. Que faire alors? La solution est connue et éprouvée: les stock options. Pour faire simple: tu donnes le droit à tes salariés d'acheter dans quelques années les actions de ta boîte au prix auxquelles elles sont aujourd'hui. Si l'action stagne ou baisse, le salarié n'a rien gagné, si elle explose, c'est le jackpot. Par exemple, tu rentres dans une startup prometteuse en 2006, Amazon. On te paie pas grand chose (normal pour une startup) mais on te donne 10 000 stock options, c'est à dire le droit d'acheter dans quelques années des actions Amazon au prix du jour, soit 30$. Ça ne coûte rien à la startup, puisqu'elle te vendra ses actions au prix auquel elles sont provisionnées dans ses comptes (je simplifie mais c'est l'idée). Admettons que tu aies cru en Amazon et que tu aies gardé tes SO. En 2020 tu les exerces, c'est à dire tu achètes 10 000 actions à 30$, ce qui te coûte 300k$. Tu les revends dans la foulée, et tu empoches... 34 millions de dollars (au cours actuel de l'action). Bénéfice: 33,7 millions. Il y a plein d'histoires comme ça dans la Sillicon Valley, et c'est ça qui fait rêver beaucoup de monde. Les stock options sont un mécanismes extrêmement puissant pour attirer les meilleurs cerveaux lorsqu'on est une startup prometteuse mais sans moyen financier. En tant que salarié, même si tu n'es pas très bien payé, si tu crois à la boîte dans laquelle tu entres, il y a une possibilité de jackpot que tu ne trouveras nulle part ailleurs (en tout cas pas dans une industrie établie genre Renault).
Mais en France, stock option est devenu un gros mot, et tout a été fait fiscalement pour les dissuader. Posséder des stock options est devenu un cauchemar fiscal. En conséquent, aujourd'hui, plus aucune entreprise française ne propose de stock option, et les startup ont perdu un moyen essentiel pour lutter à armes égales contre les Google et FB de ce monde.
Alors bien sûr, les politiciens se payent une posture morale et on se fait plaisir en proclamant partout qu'on a empêché ces salauds de patrons de devenir indécemment riche, mais en vérité, ce qu'on a fait, c'est qu'on a renforcé le monopole des GAFA sur l'économie numérique, et on a de facto empêché l'émergence de tout acteur français qui pourrait aller contester cette hégémonie, par exemple une startup qui aurait l'idée d'un algorithme permettant de faire des recommandations d'achat plus intelligentes qu'Amazon, ou de faire de l'Amazon en circuit court, ou un moteur de recherche capable d'indexer le web de façon plus intelligente, ou un réseau social moins hystérisé que FB etc etc.
A part attirer les talents, l'autre facteur clé de succès est la capacité à mobiliser un capital important pour déployer l'innovation mondialement. C'est là qu'intervient la puissance des fonds d'investissement, et c'est l'autre raison majeure qui explique l'échec des jeunes sociétés européennes à conquérir le monde. Mais là encore, si on veut avoir cette puissance de mobilisation du capital en France, il faudrait faire tomber bien des tabous. Par exemple, on oublie souvent qu'une large part du succès des boîtes américaines est dû aux retraités, notamment de la fonction publique, qui ont placés leur épargne dans de gigantesque fonds de pension qui viennent irriguer de leur financement l'économie du pays. Le procédé est doublement gagnant, puisque les bénéficiaires de ses fonds disposent d'une rente qui ne dépend pas des contraintes démographiques du moment (diminution du rapport actif/inactif), tout en finançant le développement de l'économie pour les jeunes. Mais en France, l'idée d'établir, à côté du régime général, un régime de retraite par capitalisation est complètement tabou (à part pour les fonctionnaires qui ont droit à la PREFON).
Encore une fois, on adopte une posture, on se donne un air de supériorité morale en vantant les mérites supposé solidaires de la retraite par répartition, mais on ne voit pas les dégâts profonds infligés à une économie sous-capitalisée face à ses concurrents mondiaux. Il y a plein d'autres facteurs (notamment fiscaux et réglementaires) qui expliquent l'absence de fonds d'investissement dignes de ce nom dans notre pays, et donc l'impossibilité de capitaliser proprement nos entreprises les plus prometteuses, mais celui-ci est emblématique. On adopte une posture soi-disant moralement supérieure, mais son vrai effet, pervers et ultime, est d'appauvrir l'économie française et les Français, et d'enrichir encore un peu plus Jeff Bezos et consorts.