

Bien aligné de chaque côté d’un couloir en béton brut, un parterre de Japonais attend, silencieux, le regard fixé sur l’escalier d’entrée. Soudain, les panneaux s’écartent et il apparaît. Un homme en costume lance une phrase en japonais et, immédiatement, la centaine d’hommes et de femmes applaudit son héros. Christophe Lemaitre écarquille les yeux puis sourit, surpris mais ravi de l’accueil que lui font ces employés d’Asics.
Son entraîneur: «Au début, je me suis demandé s'il n'était pas autiste, mais j'ai vite compris que c'était un surdoué»
Le champion français avance entre cette haie d’honneur, rituel de bienvenue au pays du Soleil-Levant, pour recevoir un bouquet de fleurs. « Je ne sais pas quoi dire », souffle-t-il, presque inaudible pour l’ensemble des participants. “Merci”, ajoute-t-il en s’inclinant à l’asiatique. Il ne dira pas d’autre mot mais c’est déjà beaucoup pour celui qui confie : « Je préfère que les autres parlent pour moi. » Le sprinter a fait des progrès depuis son éclosion aux championnats d’Europe l’été dernier. Son regard ose croiser celui du public qui l’entoure. Sa démarche, encore dégingandée, a malgré tout pris de l’assurance. Il s’exprime un peu plus, mais pas trop. « Il a évolué au contact des gens et des médias, explique Pierre Carraz, son entraîneur. Au début, il ne parlait pas, même avec moi ! Un moment, je me suis demandé s’il n’était pas autiste. Très vite, j’ai compris qu’au contraire, c’était un surdoué. »
L’explication tient la route. Christophe semble vivre dans un univers parallèle. Son corps et son esprit n’évoluent pas, à l’évidence, à la même vitesse que les autres. « Il capte tout dans l’instant, ajoute Pierre Carraz, et zappe immédiatement sur autre chose. » Christophe pourrait être de ces enfants aux comportements jugés bizarres alors qu’ils sont simplement précoces mais non détectés. Comme il comprend très vite, il s’ennuie et se recentre sur ce qui l’intéresse ou le rassure, laissant le monde s’agiter autour de lui.
Dans une pièce du 3e étage du centre d’études, une jeune Japonaise à lunettes fait chausser à Christophe une machine en forme de bottes de ski, reliée à un ordinateur. Ses pieds y sont scannés pour établir leur forme en trois dimensions. Dans un coin, Pierre Carraz observe. L’homme a une façon de pincer ses minces lèvres en moue dubitative, une manière de hausser son sourcil en guise d’étonnement qui rappellent Clint Eastwood dans « Million Dollar Baby ». Grand et musclé, il porte fièrement ses 70 ans. Pierre est un entraîneur à l’ancienne. Ses séances de travail se fondent sur l’expérience, la connaissance du corps et les techniques du sport. Efficaces ! Alors, voir fabriquer un équipement sur mesure pour son champion n’impressionne pas Pierrot. « Ce ne sont pas les chaussures qui font gagner une course ! » Son poulain renchérit : « Ce matériel high-tech, c’est plutôt pour faire beau... »
Un spécialiste japonais s’approche du champion d’Europe. Il lui explique, en lui montrant les croquis de ses pieds et les résultats des mesures effectuées, quelles sont ses faiblesses. En résumé : ses hanches, ses cuisses et ses pieds sont trop raides. Le scientifique n’a pas encore terminé que Christophe décroche. Dans un magazine japonais qu’on lui a tendu quelques minutes plus tôt, il feuillette un reportage effectué sur lui lors du meeting de Kawasaki, à l’automne dernier. « Ce n’est pas de l’impolitesse, explique Pierre. Il est comme ça. En salle d’appel, juste avant la course, le fait de s’enfermer dans sa bulle le protège. Il regarde par terre. Ses adversaires ne savent pas comment l’interpréter et lui, en s’isolant, évite de se polluer la tête avant de courir. »
«Des chaussures qui corrigent sa rigidité? Mais c'est son atout!»
L’expert poursuit : « Les chaussures qui seront faites sur mesure vont lui offrir la possibilité de corriger sa rigidité. » « Mais c’est son atout ! » s’exclame Pierre Carraz. En course, un sprinter est autant dans l’air que sur terre. Pour aller vite, il ne doit pas trop s’écraser au sol. Son temps de réponse, quand son pied frappe la piste pour repartir, doit être rapide. Les raideurs de Christophe lui permettent cela. « Il ne faut rien corriger, insiste son entraîneur. C’est comme ses pieds qui marchent en dedans. Il court les pointes à l’intérieur. Quand il accélère, sa poussée est sur toute la largeur. Alors que, s’il courait droit, il aurait une déperdition. Son défaut est un avantage ! » Le savant japonais revient vers eux et précise : « Les nouvelles chaussures [les « pointes » comme on dit dans le jargon, car elles ont des piques sous la semelle], devront, grâce à un nouveau procédé, donner cette faculté de rebond, de tremplin. Christophe devrait pouvoir gagner quelques centièmes de seconde. » Cette précision tire le coureur de sa lecture. Son visage s’éclaire, montrant qu’il a saisi l’enjeu de ces trois prochains jours en laboratoire.
Au rez-de-chaussée, un jeune homme en blouse blanche demande à Lemaitre de se déshabiller derrière un rideau, puis d’entrer dans un caisson qui scannera son corps. Le sprinter réapparaît, vêtu uniquement d’un caleçon et d’un bonnet blancs. « Admirez la musculature », lance-t-il en contractant ses biceps, tel un bodybuilder. Il se moque de ce corps qui peut sembler fluet par rapport aux sprinters mondiaux aux bras et à la cage thoracique développés. S’il a appris, contraint et forcé, à être épié dans ses moindres gestes, Christophe reste gentil, se soumettant, quand il le faut, avec simplicité, sans caprices ni sautes d’humeur, aux exigences des professionnels scientifiques ou médiatiques. Puis, quand il juge qu’il a assez donné, il se replie, titillant le stylo qu’il ne pose que pour courir, rangé dans une de ses chaussures, et qu’il reprend immédiatement après l’exercice.
Pierrot reconnaît qu’il a des tics, notamment quand il est fatigué. Quand il ne joue pas avec le stylo, il a les yeux rivés sur son téléphone portable, s’exerçant presque en permanence à des jeux vidéo. Souvent, les génies ont besoin de dérivatifs, de gestes étranges, ne sachant comment gérer leurs émotions. « Encore une fois, insiste Pierre Carraz, ce retrait le préserve. Il n’a pas pris la grosse tête. Il n’est pas grisé par son succès. Il prend tout avec distance grâce à ce désengagement. »
«C'est un garçon exceptionnel: il fait tout de travers et il gagne!»
Le soir, au 17e étage d’un immeuble, assis côte à côte, l’entraîneur et le champion observent une jeune femme leur préparer le dîner sur une plaque chauffante. Au menu : soupe miso, racines de lotus, champignons, ail, salade et bœuf de Kobe. Seule la viande aura les faveurs de Christophe Lemaitre. « Il ne mange aucun légume, aucun fruit, regrette Pierre. C’est une catastrophe ! Ce n’est pas un exemple à suivre. C’est un garçon exceptionnel, unique. Il fait tout de travers et il gagne ! » Personne ne peut dire quelles auraient été ses capacités sans ses imperfections. Aurait-il été meilleur ? « Rien n’est moins sûr », précise Pierre Carraz. L’intéressé ne se pose pas la question. « Je n’ai l’intention de changer, ni dans ma tête ni dans ma façon de m’entraîner, assure-t-il. Quelle que soit la course, quel que soit l’adversaire, je cours pour moi, pour être le premier. Si je cours avec des gens plus forts que moi, comme Bolt ou Powell, ce n’est que du bonus. Je n’ai qu’une envie, c’est de me dépasser et de les dépasser. »
Lors du meeting de Paris, en juillet dernier, Bolt et Powell sont arrivés respectivement premier et deuxième du 100 mètres. Christophe a franchi la ligne en cinquième position, avec 25 centièmes de seconde de retard. Matériellement, à l’arrivée, Bolt a au moins 5 mètres d’avance sur Christophe. Un océan en athlétisme ! « Quand il est sorti de la piste, raconte Pierre Carraz, il m’a dit : “Je veux y retourner !” C’est extraordinaire, cette envie, ce mental. » Pourtant, le sprinter et son entraîneur restent raisonnables dans les objectifs qu’ils se sont fixés. Ils espèrent atteindre la finale du 100 mètres aux prochains championnats du monde en août 2011, en Corée du Sud, et une cinquième place pour les JO de Londres en 2012. Ni l’un ni l’autre ne veut élaborer un plan de progression. « On ne se donne pas de limites, précise Pierrot. Beaucoup de sportifs se brident en faisant cela. De toute façon, on ne sait absolument pas jusqu’où Christophe peut évoluer, et tant mieux, car tout est permis ! »
Au début du séjour au Japon, le champion et son mentor semblaient sceptiques sur l’utilité des tests scientifiques. Au fil des essais, il se prend au jeu. Pierre aussi, surveillant le rendu en trois dimensions des prestations de son athlète sur les écrans d’ordinateur. Il lui demande même de recommencer avec des indications très précises pour ses positionnements de pieds, de jambes, de bras... « Je suis sensible à l’attention que portent à Christophe tous ces scientifiques et techniciens japonais. Tout enseignement est bon à prendre. Et, s’ils peuvent, grâce aux tenues sur mesure, lui faire grignoter du temps... alors pourquoi pas ? Des courses ont été gagnées ou perdues pour quelques centièmes. Mais si un jour c’est le cas, personne ne sera capable de déterminer quelle est la part de la contribution des chaussures dans la victoire et la part de progression propre à Christophe... »
Lors du dîner qui a suivi les séances de tests, les scientifiques japonais ont manifesté l’enthousiasme qui les a animés pour la mise au point des prototypes de chaussures et de textile. Dans un pays où les sports nationaux sont d’abord le base-ball puis le football, l’athlétisme arrivant bien loin derrière, ils se sont pris de passion pour ce petit Français hors norme. Tous mettent un point d’honneur à lui offrir le matériel le plus performant pour les futures compétitions. « Ce serait une grande fierté pour nous si, grâce à votre travail et au nôtre, ose timidement le Dr Norihiko Taniguchi, vous pouviez décrocher une médaille aux JO de Londres. » « Oh là là ! », rétorque Christophe en replongeant dans la partie de jeu vidéo qu’il était en train de faire sur son téléphone portable.

A la grande surprise des techniciens et de son entraîneur, il manque de faire exploser une machine destinée à tester la puissance de ses cuisses.

Affublé d’un bonnet et d’un maillot, il s’apprête à entrer dans un caisson. Dix secondes plus tard, l’image de son corps surgit en 3D sur un écran.