Comment se prépare un coureur visant le Top 10 du Tour de France ? Plongée dans le travail d'une année - voire plus - avec Frédéric Grappe, entraîneur du Français Thibaut Pinot.
Par SYLVAIN MOUILLARD
Thibaut Pinot, 23 ans, partage avec Pierre Rolland, 26 ans, un titre des plus compliqués à porter. Celui de candidat à la succession de Bernard Hinault, dernier vainqueur français sur le Tour (en 1985). L’an passé, pour sa première participation, Pinot a terminé dixième du classement général, décrochant une étape. L’Equipe, le surlendemain de l’arrivée sur les Champs Elysées, n’y allait pas par quatre chemins : «Pinot peut-il gagner le Tour ?» Une assertion qu’on n’a pas cherché à vérifier. En revanche, on a demandé à Frédéric Grappe, un des entraîneurs du grimpeur vosgien, de nous décrire le programme d’entraînement de son élève. Comment, sur une stratégie à plusieurs années, prépare-t-on un jeune coureur à viser le top 10 des grands Tours, voire plus haut ? Quel travail le natif de Lure a-t-il mené, pour, à la veille de la première étape pyrénéenne (1), arriver dans les meilleures conditions ?
Un travail de longue date
«Je connais Thibaut depuis qu’il a 17 ans. Depuis cette époque, il s’entraîne avec un capteur de puissance. Cela permet d’avoir une traçabilité complète de son profil physiologique. Cela nous a permis très tôt de savoir qu’il pourrait grimper avec les meilleurs. La transition du monde amateur au monde professionnel s’est très bien déroulée. On n’a pas hésité à le faire passer pro rapidement, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans. Il fallait tout de suite le tirer vers le haut. Depuis deux ans, j’enregistre également ses données de puissance en course. Cela permet d’améliorer les séances d’entraînement pour qu’elles soient quasiment de meilleure qualité qu’une course.»
Le premier Tour de France en 2012
«Il avait été décidé, l’an passé, qu’il n’était pas prêt. Pour des raisons technico-tactiques : des lacunes dans les descentes, le risque de bordures [cassures dans le peloton en raison du vent, ndlr]. On se disait : "A quoi bon le balancer dans une course nerveuse et très difficile ?" Thibaut l’avait plus ou moins bien accepté, mais comme il avait fait un très bon tour de Suisse, qu’il avait progressé techniquement, tactiquement, notre position a changé, de manière presque naturelle. La question, c’était de savoir s’il allait tenir trois semaines. Il n’avait jamais fait de course de cette longueur. Il nous a fortement surpris.»
L’intersaison
«L’hiver, on ne fait plus vraiment de "fond". Ne faire que ça, ça fatigue. Cet hiver, Thibaut a fait du foot en salle, du cyclo-cross, du ski de fond. Du plaisir, peu de contrainte, et en même temps, de la réathlétisation. Progressivement, on réinjecte du vélo, ce qui permet d’arriver frais sur les premières courses.»
La saison 2013
«Je suis incapable de vous donner le kilométrage de Thibaut depuis le début de l’année. On ne raisonne plus comme ça, mais en charge de travail : la durée de l’effort et son intensité. Un aspect important, c’est la force mentale qu’on met dans le travail. Durant certaine séances, la charge sera faible, et le coureur peut s’impliquer relativement peu, il "décharge". En revanche, à d’autres moments, il faut l’avoir fait souffrir. Il faut gérer cela en lui laissant une certaine fraîcheur mentale. Les modèles d’entraînement, par le passé, étaient plus monotones. Il n’y avait ni gros temps fort, ni gros temps faible.»
«Quand on est susceptible de devenir un grand leader, la première chose à faire, c’est de mettre le paquet sur les points forts et de minimiser les points faibles, surtout pas le contraire. Cette année, on est parti sur un modèle différent de 2012. L’an passé, Thibaut était assez stressé et voulait être en forme rapidement. Résultat : il s’est un peu épuisé. Là, on a retardé son pic de forme de quasiment un mois. Il a passé un hiver beaucoup plus souple et serein. En début de saison, il s’est mis au service de ses équipiers. Mentalement, il est moins énervé. Il a eu un premier pic de forme début avril, puis a soufflé, et a connu son deuxième pic au tour de Suisse, début juin. Il a atteint 95% de son potentiel physique sur ces courses. C’est très important d’y arriver prêt. Il faut pouvoir transférer son potentiel sur des courses d’une semaine pour se donner des repères. Quand Contador dit qu’il n’était qu’à 75% de sa forme au Dauphiné, c’est complètement faux. On ne peut plus rattraper le temps perdu à quinze jours du Tour.
«Entre le Tour de Suisse et le Tour de France, Thibaut a deux semaines pour faire des ajustements. Il va faire baisser sa fatigue mentale et physique et arriver sur le Tour très légèrement désentraîné. Durant cette période, on va également effectuer un travail de réveil de l’organisme, à travers des séances hyperspécialisées où on va rechercher des situations de courses, des choses qu’on a déjà travaillées et qui sont en mémoire. Dès que ce rappel est fait, on relâche, pour ne pas créer de fatigue supplémentaire. Prenons une image : après le tour de Suisse, Thibaut conduit une Ferrari, qui tire une remorque remplie de bottes de foin. L’idée, pendant quinze jours, c’est de larguer les bottes une par une et, si possible, la remorque.
«Thibaut navigue entre Besançon et les Vosges, il vit sur un terrain montagneux. On a mené des études scientifiques sur le geste de la grimpe en danseuse [quand le cycliste se dresse sur ses pédales, ndlr], pour que celui-ci soit ordonné et optimisé. Thibaut a acquis une technique quasiment parfaite, qui lui permet d’être assez économique. Il se distingue complètement de la plupart des autres coureurs. On bosse également au niveau de l’intensité et du fractionné. Un de nos modèles de "routine", c’est neuf fois une minute à une intensité proche de la VO2 maximale, suivi de trois ou quatre minutes à intensité soutenue. Dans les cols, cela permet de répondre aux attaques, et surtout de produire des choses. Ce genre de séance, répétée toute l’année, met le coureur en confiance, car c’est très très dur. S’il la termine, il se sent fort. La douleur qu’on est capable de s’infliger tout seul, on la retrouve rarement dans un peloton.»
Le contre-la-montre, le point faible
«On mène des études en soufflerie sur le circuit de Magny-Court. Un gros travail a été fait avec Thibaut depuis qu’il est professionnel sur sa position. L’objectif, c’est d’améliorer la pénétration dans l’air. Pour cela, on a aussi travaillé avec nos fournisseurs. Avant, on prenait du matériel, puis on l’utilisait. Aujourd’hui, on met au point, puis on utilise. Le gros enjeu du contre-la-montre, c’est de transférer la puissance sur le matériel. Un coureur capable d'emmener beaucoup de watts [unité de mesure de la puissance développée, ndlr] dans un col ne pourra pas forcément reproduire la même chose sur le plat avec autant d’efficacité. C’est le travail que doit effectuer Thibaut et ça va prendre encore quelques années. Mais il a déjà progressé, notamment dans sa gestion de l’effort. Il sait mieux utiliser ses watts, ne pas tomber dans un faux train ou se mettre dans le rouge. Le reste du travail s’effectue tout au long de l’année sur un vélo de chrono. Il faut apprendre à apprivoiser le vent et ne pas se battre contre lui. Concrètement, sentir les flux d’air sur son dos, trouver la bonne cadence de pédalage.»
«A son âge, la VO2 maximale de Thibaut, c’est-à-dire son potentiel maximum, est fixée depuis des années. Mais on va aller gratter sur son coût énergétique, pour qu’un certain type de geste requiert moins d’énergie. On dit aussi à Thibaut d’accepter de ne pas aller beaucoup plus vite dans les cols, mais d’être bon plus longtemps et de mieux récupérer. Le grand danger, ça serait de vouloir lui faire tout travailler en une année. Ça le rendrait moins bon. A 26 ans, quand tout a été bien construit, le coureur est bien formé et prêt à faire quelque chose de grand. Aujourd’hui, Thibaut est entré dans un modèle de performance : il lui faut l’améliorer et lui mettre de l’innovation tous les ans. Mais s’il casse ce modèle, en changeant d’équipe ou d’entraîneur, il peut ne jamais le retrouver. Je sais que certains points embêtent Thibaut aujourd’hui. Il ne faut surtout pas les lui faire faire à contre-coeur. On va essayer d’innover au fur et à mesure.»
Sources :
http://www.liberation.fr/sports/2013/07 ... and_916150