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De la main de Thierry Henry au brassard de John Terry : les arrangements particuliers de la morale sportive, par Yvon Léziart
LEMONDE.FR | 03.03.10 | 16h06 • Mis à jour le 03.03.10 | 16h06
Le monde du football se présente volontairement distant des préoccupations morales sociales ou politiques. Aucune instance du football français ne se prononce lors des grandes manifestations de la vie démocratique en France : les élections. Ses préoccupations annoncées concernent la seule gestion du football (sportive et économique). Droits de retransmission télévisée, contrats des joueurs, valse des présidents, des entraîneurs, ressources économiques des clubs, etc.
Cependant, et sans quelles soient présentées comme telles, deux manifestations plongent le monde du football
au cœur de la morale et montrent combien ce monde prétendu neutre ne l'est pas.
Lors du match France-Irlande qualificatif pour les championnats du monde de football, Thierry Henry, attaquant de l'équipe de France, s'est aidé de la main pour contrôler le ballon qui sortait du terrain. Ce contrôle illicite a permis, dans l'instant qui a suivi, à William Gallas de marquer le but qualificatif pour la phase finale de la Coupe du monde en Afrique du Sud. Malgré les protestations des joueurs irlandais, l'arbitre ne revient pas sur sa décision.
Les jours qui suivent le match, des réactions – beaucoup plus nombreuses sans doute que ne le pensait le monde du football – s'expriment. Thierry Henry ne manifeste dans l'instant que sa joie de voir inscrit le but salvateur. Aucune déclaration particulière ne suit le match. Le lendemain, devant l'ampleur prise par l'événement, Thierry Henry déclare que, si l'arbitre le lui avait demandé, il aurait avoué sa faute. A aucun moment le joueur n'envisage qu'il eût pu aller immédiatement signaler sa faute à l'arbitre.
C'est la morale du "pas vu pas pris" qui fonctionne, ici.
Dans les jours et les semaines qui ont suivi, les manifestations d'Irlandais près de sa résidence à Barcelone, où il joue, ou aux abords des terrains d'entraînement ne changeront pas sa position.
Le milieu du football professionnel adopte une position proche de celle du joueur. Les illustres anciens, champions du monde de 1998, approuvent ses déclarations. Un argument est alors utilisé pour défendre Thierry Henry.
L'arbitre, qui est homme, commet nécessairement des erreurs d'appréciation. L'erreur d'arbitrage fait partie du jeu et il faut admettre cette règle. C'est le respect des décisions de l'arbitre qui est ici évoqué. Chacun sait que ce principe généreux n'est admis que lorsqu'il avantage sa propre équipe. Il n'y a pas de réversibilité possible à cette règle.
Un second argument est évoqué par les footballeurs. C'est l'équilibre entre avantages et inconvénients des décisions arbitrales. Bon an mal an, les décisions favorables compensent les mauvaises, et il n'y a pas non plus à se plaindre, car l'équilibre se fait pour le bonheur de tous.
A la morale du "pas vu pas pris" s'ajoute celle de l'équilibre par la somme des avantages et inconvénients.
Cette courte analyse suffit à comprendre que le monde du football rejette toute idée de culpabilité en considérant comme un "événement du jeu'' la main de Thierry Henry.
C'est donc la valorisation de la tricherie comme mode de réussite qui s'exprime ici. L'on est sans doute proche de certains modèles de réussite sociale ou politique, mais on est très loin de la morale sportive si souvent présentée comme éducative. Pierre de Coubertin, en son temps, associait le fair-play à l'esprit chevaleresque, à la dignité du sportif. Soulignons, pour clore, notre argumentaire que Thierry Henry n'a pas été convoqué par la structure internationale (la FIFA) pour expliquer son geste. Les plus hautes sphères politiques du football mondial n'ont pas jugé nécessaire que le joueur s'explique, ni que son acte soit sanctionné.
En fermant ainsi les yeux sur cette faute, elles cautionnent la tricherie et admettent qu'elle est fait de jeu "normal''. La tricherie est ainsi banalisée. Les conséquences de cette cécité peuvent s'imaginer aisément. Associons maintenant à cet événement un autre fait qui a secoué le monde du football, quelques semaines plus tard.
John Terry, emblématique joueur de Chelsea et capitaine de l'équipe d'Angleterre, est sous le feu d'une actualité d'ordre privé.
Il est accusé d'adultère. Les féroces journaux londoniens s'en donnent à cœur joie et ne lâchent pas l'affaire. La vie du footballeur est passée au peigne fin, chaque journal ajoute son scoop et, jour après jour, se dresse l'image contrastée du footballeur. La vie privée de ce joueur est, depuis ses premières apparitions au centre de formation (vers 14 ans), décortiquée sans ménagement.
Rappelons les faits : John Terry est accusé, alors qu'il est marié et père de deux enfants, d'avoir entretenu des relations suivies avec un mannequin, ancienne compagne d'un de ses amis joueur de football, Warry Dridge, également membre de l'équipe d'Angleterre.
La femme de John Terry fuit la fureur médiatique et se réfugie avec ses deux enfants à Dubaï, lieu où John Terry l'a demandée en mariage. John Terry a aujourd'hui rejoint Dubaï, fait diffuser des photos d'une parfaite réconciliation avec sa femme et annonce le début d'une seconde lune de miel "familiale''.
Nous ne développerons pas l'aspect conte de fées noir puis rose, qui mérite pourtant de sérieuses réflexions. Le monde du sport développe aujourd'hui les romances des joueurs, comme une autre presse développe les romances des personnalités du show-biz. Les sportifs de haut niveau sont désormais des "people". Il faudrait, dans le cas de John Terry, analyser la morale sous-tendue et diffusée du bad boy qui devient de nouveau un mari amoureux. John Terry a d'ailleurs organisé la médiatisation de ses retrouvailles familiales en autorisant une agence de photographes à suivre ces instants privés sans cependant, précise la presse anglaise, qu'il ait exigé des versements financiers au groupe de photographes autorisés.
Nous nous intéressons à cet événement uniquement dans le cadre de la morale sportive. M. Terry est capitaine reconnu et incontesté de l'équipe d'Angleterre tant ses performances, son courage, son charisme impressionnent. Il fait depuis longtemps l'unanimité à ce poste. L'événement gonfle en Angleterre et dans le monde entier.
L'entraîneur de l'équipe d'Angleterre, Fabien Capello prend, soutenu ou poussé par la Fédération anglaise de football, la décision de retirer à John Terry le brassard de capitaine de l'équipe nationale. Cette décision est entérinée et annoncé au joueur. Fin de l'épisode. Aucun commentaire ne vient approuver ou contester le bien-fondé de cette décision. Les joueurs du club témoignent lors des matches de championnat leur solidarité avec le joueur de manière discrète. Aucune déclaration n'est faite. La presse, qui commentait abondamment la vie privée du joueur, n'approuve ni ne combat la décision prise. Le silence est assourdissant.
Ces deux événements, proches en temps, interrogent sur la morale sportive tant vantée pour son caractère éducatif. Ainsi, le joueur qui enfreint la morale du jeu n'est pas condamné. Le joueur qui enfreint la morale sociale est sanctionné sportivement.
Comment expliquer cet apparent paradoxe moral ?
L'on peut considérer à la lecture de ces événements que la morale associée à la pratique sportive s'affranchit désormais des règles strictes au profit d'une morale de la magouille, de la tricherie. Il ne s'agit pas de la ruse, qui, elle, s'accommode du principe moral suivant : "Tout ce qui n'est pas interdit est permis." La ruse est nécessaire à l'évolution du jeu, car elle établit une dialectique règlements/pratique de la règle qui transforme celle-ci et fait progresser le jeu. Il s'agit dans les cas étudiés de franchir l'interdit et d'ignorer la règle.
Quelle valeur alors accorder aux règlements dans le monde sportif ? Il s'agit sans doute d'une nouvelle morale, celle de l'efficacité à tout prix au mépris de toute règle établie.
En contrepartie, sanctionner sportivement un joueur pour des faits qui relèvent de sa vie privée questionne également. La vie privée n'est plus privée. Elle est publique. La morale religieuse ou sociale, qui pourtant rencontre de nombreuses permissivités dans la vie ordinaire des individus, est farouchement défendue dans ses principes les plus stricts par le mode sportif.
En fait, la vie récente de John Terry peut être analysée comme une application dans le domaine de la vie privée, et, vis-à-vis de son partenaire, des mêmes règles que celles interdites mais admises en réalité dans le jeu sportif, celles de la concurrence sans frein et sans loi. Il y aurait là, identité de comportement "moral'' entre vie privée et vie sportive. Les destins sportif et privé de Thierry Henry et de John Terry ne sont pas éloignés. Ils représentent l'un et l'autre l'idéologie du "je gagne à tout prix, hors de toute règle et de tout principe moral''.
Que gagne le monde du football à suivre la ligne de pensée d'une morale sociale sauvegardée ? Nous pensons qu'à court terme la décision prise à l'encontre de
John Terry redonne une virginité morale au sport secoué quelques semaines plus tôt par l'affaire de Thierry Henry. De manière plus profonde, le monde du football défend des principes moraux de vie sociale au sein de sa communauté. Il est des pratiques qui ne doivent pas se faire entre équipiers. Elles doivent être réprouvées pour maintenir la cohésion sociale indispensable à l'efficacité de l'équipe. La morale sportive est beaucoup plus stricte que la morale sociale, à cet égard.
Les deux événements se rencontrent donc à ce niveau. L'efficacité de l'action est le but des footballeurs, et la morale des joueurs professionnels est organisée autour de cet axe. On peut tricher en jeu et ne pas être sanctionné ; on ne peut pas tricher dans la vie sociale sous peine de punition sportive publique.
Le sport s'associe là à des perspectives très traditionnelles en termes de morale sociale.
En conclusion, être reconnu en situation d'adultère entraîne des sanctions sportives alors qu'une effraction grave en jeu lors d'un match et aux conséquences sportives lourdes n'en entraîne aucune. Le monde du football présente une morale particulière, imperméable aux yeux de ses nombreux supporteurs et bien éloignée des valeurs morales que l'on continue de lui attribuer. Cessons l'hypocrisie.
Yvon Léziart est professeur des universités, Université Rennes-2.